Chapitre 14
La voix de Dom me parvient très clairement, même à travers la porte :
- Héléna, bouge-toi !
Finissant d’attacher mon élastique, je me regarde une nouvelle fois dans le miroir.
Pas mal.
Pas mal du tout.
Bien que le déjeuner n’ait pas précisé de code vestimentaire, j’ai opté pour un costume trois-pièces gris bien cintré, chaussures oxford et chemise légèrement entrouverte, sans cravate. J’ai l’air soignée, limite raffinée et je le sais.
Pour éviter d’apparaître plus stricte que nécessaire, j’ai lissé mes cheveux pour les attacher dans une tresse épi de blé un peu lâche.
Niveau maquillage j’y suis allée sobrement, juste de quoi souligner les traits de mon visage.
Fine stud Héléna est dans la place.
- Ça va, ça va, j’arrive.
J’ouvre la porte et peine à retenir un petit sourire satisfait en voyant la tête de mes collègues.
Ils approuvent mon choix vestimentaire je crois.
Après 3 ou 4 secondes d’observation mutique, James s’adresse à Sasha :
- T’as fait tomber un truc.
Confuse, elle détache ses yeux de ma silhouette pour regarder par terre :
- Quoi ?
- Ta mâchoire, t’as fait tomber ta mâchoire !
Il place un doigt sous son menton pour fermer la bouche de ma collègue alors que Dom et lui éclatent de rire.
Sasha, blasée, ne répond pas si ce n’est en s’approchant pour me prendre le bras :
- Tu voulais me voir me battre pour ton attention avant de partir, c’est ça ?
Elle n’a pas vraiment besoin d’en arriver là pour la capter, mais ça, c’est une autre histoire. Notant que sans le savoir elle a opté pour une chemise grise en soie parfaitement assortie à mon costume, accompagnée d’une jupe noire classique bien que relativement courte, je réplique, la balayant clairement du regard :
- L’inverse. Je préfère que tes futurs prétendants comprennent qu’ils n’ont aucune chance AVANT, comme ça je n’aurais pas besoin d’intervenir.
- Belle parleuse…
- Eh, on fait ce qu’on peut.
Je lui adresse un clin d’œil complice, aimant cette manière qu’on a de se charrier. Plus ça va, plus je me dis qu’il faut VRAIMENT que je lui demande officiellement s’il est possible qu’on se revoie (en toute amitié) une fois de retour au bureau. L’idée est de le faire tant que je suis encore dans ses bonnes grâces.
Les garçons se sont eux aussi mis en valeur et nous sommes rejoints dans le couloir par une Alycia qui veut visiblement marquer le coup auprès de Dom, arborant une très jolie robe blanche.
Je manifeste mon approbation par un sifflement appréciateur, qui fait rougir Alycia et déclenche les tendances violentes de Sasha, qui me reprend d’une tape sur la main. Elle joue la fille jalouse, mais n’arrive pas totalement à dissimuler l’amusement dans son ton lorsqu’elle dit :
- T’es supposée n’avoir d’yeux que pour moi tu te souviens ?
Mon regard croise le sien :
- C’est le cas, n’en doute pas une seule seconde.
C’est certainement très très con, mais ça fait du bien de pouvoir m’exprimer, même si je suis certaine à 99% qu’elle va prendre ça à la rigolade. Ce qui est le but si je suis tout à fait honnête. Mais il n’en reste pas moins qu’on n’est pas très loin de la vérité en ce moment. J’en reviens pas d’avoir changé d’avis du tout au tout en ce qui la concerne.
James mime des bruits de relents, bien trop réalistes à mon goût, avant de dire :
- Oh les tourterelles ! Pensez un peu à celui qui tient la chandelle svp ! Ce n’est pas possible d’être autant au taquet l’une avec l’autre !
Mes yeux viennent trouver ceux de ma collègue et l’on échange un regard amusé devant les frasques de James. Pour un génie autoproclamé, il y en a un qui va se sentir con en fin de journée…
On s’empile dans l’espèce de mini-navette louée par l’entreprise pour nous amener au lieu du déjeuner. Je ne vois pas ce qu’ils reprochent à notre salle de formation, mais hey, c’est eux qui paient.
Sasha est bien évidemment à côté de moi durant le trajet et je ne peux m’empêcher de remarquer la manière totalement naturelle qu’elle a de mettre sa main sur ma cuisse. C’est bizarre de me dire que ce soir ce sera fini.
Les autres occupants nous jettent des regards en coin et vu leurs sourires niais je suis persuadée qu’ils nous perçoivent comme le petit couple amoureux que l’on n’est pas. James devrait d’ailleurs être plus méfiant que ça, il sait pertinemment que je ne suis pas spécialement démonstratrice, alors ça devrait être louche que je tolère d’avoir Sasha dans mes pattes toute la journée.
Le trajet dure une vingtaine de minutes et se déroule dans une bonne ambiance. La salle est décorée très sobrement, des tables rondes recouvertes de nappes blanches et sur lesquelles trône de la vaisselle certainement coûteuse prennent la majorité de l’espace.
Dès que l’on franchit la porte, tous les yeux se posent sur nous, la distraction étant bienvenue. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais arriver comme ça par la grande porte avec Sasha à mon bras me fait penser aux bals de fin d’année que l’on voit dans les films. Acné en moins et bon goût en plus j’entends.
Dom s’exclame :
- Eh ben, ils ont mis les petits plats dans les grands !
Ce qui encourage James à y aller de son commentaire :
- Ils doivent vouloir qu’on revienne.
La nourriture n’est pas mauvaise, mais je suis au bout de ma vie. J’ai conscience qu’il s’agit d’un repas professionnel, mais mes collègues se sentent visiblement obligés de parler de boulot chaque seconde et je n’ai vraiment pas la tête à ça. Bande de rabat-joie !
En plus, je risquerais de leur apprendre des trucs si je participais à la discussion et j’ai un voyage à gagner. Toujours conserver son objectif en ligne de mire !
Hors de question que cette parenthèse me coûte ma place. En rentrant, je vais cravacher et ma récompense sera de me prélasser au soleil aux frais de l’entreprise !
Sasha colle sa chaise à la mienne et à mon grand dam, participe à la conversation, même si elle n’a pas l’air d’être autant investie que les autres.
J’ai conscience que ça pourrait me valoir une ordonnance restrictive m’interdisant de m’approcher à moins de 200 mètres si j’étais prise, mais je renifle discrètement son parfum. Je ne sais pas ce que c’est mais je suis vraiment fan.
En même temps, plus ça va plus mon crush empire. Maintenant, il suffit d’un sourire, parfois même juste un regard pour que mon cœur se mette à battre un peu plus vite.
Nous sommes à table depuis 90 minutes environ, mais j’ai l’impression que ça fait des heures qu’elle me frôle, me chuchote à l’oreille et m’adresse des sourires, juste parce que.
Il faut absolument que je réussisse à prendre du recul et me détacher d’elle. Ce n’est pas sain d’être focalisée à 100% sur Sasha, de profiter de ses attentions et me faire des films.
Or, c’est exactement ce que je suis en train de faire depuis qu’on est arrivées.
Extérieurement, je ne moufte pas, mais intérieurement je manque de faire un arrêt lorsqu’elle place nonchalamment sa main sur ma cuisse. Certes, elle est à peu près au milieu niveau hauteur, mais clairement plus vers l’intérieur qu’au-dessus.
N’y prête pas attention.
…
C’est pour le show.
Même si c’est sous la table et que je ne suis pas sûre que qui que ce soit va remarquer l’angle de son bras…
Comme pour m’empêcher de penser à autre chose et s’assurer que mon échec est ÉPIQUE, elle se met à faire des petits mouvements de pouce, certainement inconscients…
C’est fini.
Juste comme ça, mon niveau de participation à la discussion passe de très faible à inexistant.
Au cas où vous n’étiez pas au courant, la cuisse est une zone particulièrement érogène.
C’est la seule explication pour laquelle j’ai l’impression que les mouvements de son doigt se font une vingtaine de centimètres plus haut.
Après avoir imaginé des choses tandis que les autres parlaient boulot, je suis beaucoup trop réceptive…
Il va falloir que je vire sa main, et vite. J’attends juste d’accumuler la force mentale nécessaire afin d’être certaine de la décaler dans le bon sens.
J’observe son profil, voulant capter son regard et lui faire comprendre que ce n’est PAS ok de profiter du fait que je suis en manque pour ruiner mes sous-vêtements sans mon accord, mais elle fixe résolument la table.
Plan B donc.
Je gigote un peu, faisant mine de me réinstaller, espérant que le mouvement de ma jambe va l’inciter à cesser tout contact physique.
Sa seule réaction est de me glisser un sourire et d'effectuer une petite pression de sa main.
Bah, je ne suis plus à un échec près…
En revanche, la nouvelle position me fait remarquer que mon trouble ne se manifeste pas que dans ma tête.
Comment dire…
Si jamais, dans un accès de folie difficilement justifiable, je décidais de retirer les vêtements couvrant la moitié inférieure de mon corps, j’aurais toutes les peines du monde à éviter l’effet toboggan et rester en place sur ma chaise.
Ok, j’exagère un peu, mais vous voyez l’idée…
Est-ce qu’elle a conscience qu’elle me “chauffe innocemment” là ? Encore 5 minutes de ce traitement et je vais faire quelque chose que je ne suis pas sûre de regretter…
Ce qui signifie qu’il est grand temps de fuir.
Ok, Héléna.
Lève-toi, va prendre l’air et essaie de ne pas marcher comme une fille dont les sous-vêtements ont connu des jours meilleurs.
Ayant hâte de faire descendre la pression que je suis la seule à ressentir, je recule ma chaise comme une brute, raclant les pieds au sol, ce qui attire le regard de tout le monde sur moi.
Leur offrant un sourire crispé, le même qu’un candidat perdant à la présidentielle qui devrait répondre à la question “à votre avis, pourquoi Machintruc vous a battu ?”, je ressens le besoin de me justifier :
- Je vais faire un tour, à tout à l’heure.
Ne demandant pas mon reste, j’attrape ma veste, que j’avais placée sur le dossier de ma chaise et me dirige rapidement vers la sortie. L’air frais va me faire du bien.
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Une fois les portes passées, je vais au coin de l’immeuble et m’adosse au mur, respirant un bon coup. Je ferme les yeux et soupire en entendant des pas dans ma direction.
Sérieusement ? Je ne peux même pas faire un break de deux minutes ?
Ouvrant les paupières, j’ai la ferme intention d’évacuer une partie de ma frustration sexuelle en agressant verbalement le relou qui a eu l’audace de me suivre.
- Hey. Ça va ?
Les remarques acerbes meurent dans ma gorge lorsque mes yeux se posent sur Sasha :
- Oui, t’inquiète.
Je n’extrapole pas et lui adresse un petit sourire crispé. Même si ça me touche qu’elle ait pris la peine de venir vérifier que je suis ok, mon échappatoire devient totalement contre-productive si elle s’isole avec moi, alors avec un peu de chance elle va faire demi-tour si je ne suis pas bavarde.
Bien évidemment, comme rien ne va jamais dans mon sens, elle se contente de s’installer à proximité respectant partiellement mon envie de solitude en gardant le silence. Regardant le ciel nuageux, je profite de l’instant. C’est rare de trouver quelqu’un avec qui l’on peut être confortable sans rien dire.
Rêvassant, je repense aux bons moments passés lors de la formation. Vu toute l’affection que je lui portais au début du voyage, c’est étonnant de voir à quel point ma collègue occupe une place primordiale dans la plupart d’entre eux. J’ai généralement du mal à m’ouvrir et m’attacher, alors ça me tue de me retrouver dans une situation pareille avec Sasha.
Sa respiration un peu saccadée attire mon attention. Posant les yeux sur elle, je vois qu’elle se frotte les bras :
- Froid ?
Elle acquiesce vigoureusement de la tête, s’exclamant :
- Oui, je comprends pas comment on a pu perdre autant de degrés depuis la gay pride !
Levant les yeux au ciel devant ses frasques, je relativise :
- Ça va l’exagération ? C’est pas si terrible.
Elle me regarde, sourcils froncés et lèvres serrées. J’ai très envie de lui pincer les joues, mais ça me vaudrait sûrement quelques bleus alors mieux vaut m’abstenir.
- Tu dis ça, mais non seulement tu es à tomber dans ta tenue, mais en plus elle est à l’épreuve du froid.
J’essaie vaillamment de contenir mon sourire, mais c’est peine perdue :
- À tomber ?
Lâchant un soupir très clairement exagéré, elle réplique :
- J’aurais dû savoir que c’est ça que tu allais retenir.
Hey, c’est pas tous les jours que la femme qui vous attire vous lance un compliment pareil !
Exhalant bruyamment à mon tour, je m’apprête à retirer ma veste pour la lui donner. Si elle attrape une pneumonie à tous les coups ça va être considéré comme ma faute et ce n’est pas comme si je n’avais rien en dessous.
J’esquisse à peine le mouvement qu’elle m’arrête :
- J’ai une meilleure idée.
N’attendant pas mon aval, elle se colle à moi entre les pans écartés de ma veste.
Environ 1 seconde plus tard, je la sens défaire le premier bouton du gilet de mon costume et glisser sa main le long de mes côtes, longeant mon soutien-gorge. Satisfaite, elle pousse un petit soupir et place sa tête sur mon épaule, son autre bras dans mon dos, sous ma veste.
Elle est sérieuse là ?
Je reste les bras ballants, ne sachant pas comment réagir face à la réaction quasi viscérale que sa proximité m’évoque. Mon cœur se met à battre comme un dingue et ça m’étonne que la main sur mon flanc arrive à tenir en place, j’ai l’impression d’avoir un tremblement de terre dans la poitrine.
C’est horrible parce que d’un côté je veux la repousser pour ne pas qu’elle découvre mon *pas si* petit secret, de l’autre j’ai appris à apprécier qu’elle soit aussi tactile avec moi.
Comme toujours, la raison l’emporte et je m’entends demander :
- Sasha ? T’es au courant que personne ne va nous voir ici ?
Le message est clair je crois.
Pas besoin de jouer la comédie.
Tu peux te reculer…
Maintenant par exemple...
Elle relève la tête et m’adresse un regard contrarié avant de revenir exactement dans la même position, marmonnant :
- J’ai froid et t’es toujours brûlante.
C’est pas vraiment une justification pertinente par rapport à ma question et mon côté je-sais-tout s’apprête à le lui faire remarquer, mais elle me prend de court en reprenant la parole :
- Stp... Je veux juste un câlin.
Il y a quelques semaines, elle aurait perdu deux dents si elle avait osé rien qu’esquisser un dixième de ce qu’elle vient de faire et son besoin d’affection elle aurait pu se le coller où je pense.
Mais aujourd’hui, j’accorde de la valeur à ses envies, sûrement trop si l’on considère que pour le coup sa requête est à mes dépens.
Dans un soupir pseudo-agacé très largement surjoué, je réponds enfin à l’étreinte, l'enlaçant à mon tour, ce qui lui extirpe un petit son de contentement.
Fermant les yeux, je m’autorise un moment de paix à profiter de notre proximité sans m’inquiéter. J’aurais bien assez le temps de tout décortiquer et suranalyser à mon retour au bureau.
Malheureusement, l’instant tranquillité se termine en queue de poisson lorsqu’elle chuchote :
- Ton cœur bat vite.
Pile au moment où mon cerveau comprend la signification de ses mots, l’organe susmentionné s’arrête.
OMG non.
Pas comme ça.
Ok.
Inspire.
Expire.
Maintenant justifie-toi d’un air décontracté :
- Ouais, désolée, je pensais au voyage retour, prendre l’avion me rend nerveuse.
Si je pouvais sortir de mon corps, je me donnerais une tape dans le dos. C’est l’un des meilleurs mensonges que j’ai pondu, il est crédible !
- Oh… Je te rassurerai va.
Voulant marquer mon point, je la poke au niveau du flanc du bout de mon doigt, répliquant :
- À d’autres. C’est juste une excuse pour avoir des câlins.
Sasha relève la tête pour croiser mon regard, un sourire coquin aux lèvres, n’essayant même pas de nier :
- Hé, c’est pas ma faute si en réalité t’es une espèce de nounours grognon qui adore mes attentions et qu’en plus tu sens bon !
J’ouvre la bouche, mi-offusquée mi-épatée par son audace ! Ah ouais, carrément ! La nana n’a peur de rien !
- J’ai dû mal entendre, comment tu m’as appelée là ?
Elle se détache de moi, me tirant légèrement par la main en direction de la porte :
- Allez viens, on retourne à l’intérieur…
Ouais c’est ça.
Attention hein !
Voulant asseoir mon autorité, je lance un :
- J’aime mieux ça.
Elle tourne la tête, lâche ma main et termine sa phrase avant d’accélérer le pas :
- Nounours grognon.
- Viens ici tout de suite Sasha !
Elle fait volte-face et marche à reculons, haussant les sourcils à répétition, me narguant ostensiblement.
Réflexion faite c’était mieux quand on ne se connaissait quasiment pas et qu’elle avait encore un peu de respect…